Un semestre sous le signe du désir : la parole aux artistes !

Fil rouge du second semestre de la saison culturelle de l'Université Rennes 2, le désir suscite de nombreuses interrogations. Qu'est ce que le désir ? Quelle forme prend-il ? Comment l'intégrer dans une démarche artistique ou de recherche ? Nous avons posé quelques questions à celles et ceux qui nourrissent ce focus thématique en cours : Anne Puech, Mikaël Bernard, Manon Godet, Yannick Haenel et Linda Tuloup.

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Femme nue allongée dans la forêt
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Femme allongée © Linda Tuloup

Qu'est ce qu'évoque pour vous la notion de désir ?

Anne Puech. J’aime rattacher la notion de désir à celle de liberté. Désirer, c’est vouloir de façon animale, en dehors des filtres qu’impose la raison. Le désir permet de faire émerger notre part instinctive, de se libérer des injonctions et des normes, de s’autoriser des frasques, de s’aventurer vers la folie.

Alors oui, désirer c’est aussi parfois être frustré·e. Car l’objet de son désir n’est pas toujours accessible ou consentant·e. Il faut savoir composer avec cela, apprendre à renoncer. Accepter qu’un désir reste inassouvi et avancer. La plupart du temps, le désir est associé, pour moi, à quelque chose de positif. Il est lié au jeu, à l’excitation, au plaisir (charnel ou non) et au dépassement. Le désir, c’est un moteur, ce vers quoi on tend et ce qui permet de rompre la monotonie du quotidien.

 

Mikaël Bernard. D’abord une incandescence et l’universalité. Tout être est traversé par ce mouvement qu’est le désir, je pense d’ailleurs que la vie est rythmée par lui (ou son absence).

 

Manon Godet. Dans le cadre de mon master en Littérature générale et comparée, à Rennes 2, je produis un mémoire de recherche sur l’écriture du désir sexuel. J’ai donc le triste sentiment, à force d’avoir le nez dedans, qu’il n’y a plus grand-chose de spontané dans ma vision de la notion. Étymologiquement, le désir traduit l’idée d’un manque et ce sentiment met en mouvement la personne qui l’éprouve. Cette énergie de la quête est sans doute ce qui me touche le plus. Elle dévoile le désir en tant que force vive, comme une vague immense irriguant nos corps depuis l’intérieur, nous imposant de bouger sans cesse. C’est une quête d’identité, une lutte contre la mort. La recherche d’espaces de liberté, la naissance à soi-même, la volonté de se jeter au creux des autres.

Je pense que le désir est un appel vers la liberté et que, en ce sens, « désirer » est assez proche d’« inventer ». Cela ne signifie pas qu’il ne faut pas poser des bornes à son exercice. À cet égard, j’aime voir la manière dont l’art nourrit les fantasmes et désirs. Ce qui m’intéresse c’est de comprendre pourquoi tel désir est construit de cette manière et ce qu’il est possible de faire pour le tisser autrement. Il faut prendre le temps d’interroger le désir, de le bâtir subjectivement à l’intérieur de nous-mêmes puis dans nos relations, pour ne pas s’enfermer dans des schémas préconçus.

 

Yannick Haenel. Elle est la clef qui déclenche l’aventure du langage. Elle est l’autre nom du feu : la dimension intérieure des phrases qui nous viennent. Et c’est le cœur de ce qui vaut d’être vécu.

 

Linda Tuloup. Sur la 4e de couverture du livre Vénus – où nous mènent les étreintes (Ed. Bergger) j’ai fait écrire en lettres d’argent une phrase extraite d’une conférence de Krishnamurti à Poona (1948) et qui dit : « Écoutez le désir comme vous écoutez un chant, comme vous écoutez le vent dans les arbres ». Voilà, pour moi, le désir est sauvage, libre, infini. Il déborde les limites. C’est une puissance irrésistible, un surgissement. Le désir n’a pas de certitudes. Pour lui tout est possible, il tend vers l’absolu.

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Marie-Laure Picard jouant de la musique
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D'Amour et d'Eau Fraîche, performance poétique et musicale de la Cie À Corps Rompus

© Stéphane Pisani

Comment cette notion traverse-t-elle votre travail ?

Anne Puech. Mon premier mémoire de recherche portait sur l’érotisme dans les films de Luis Buñuel. Je m’étais intéressée au désir masculin à travers une sélection d’œuvres du cinéaste espagnol. Filmer la transgression était un acte politique : montrer des pratiques érotiques déviantes consistait à dénoncer la norme, à choquer le bourgeois, à briser des carcans.

Puis, ma recherche m’a amenée à m’intéresser à la photographie et à la peinture. Ces trois formes artistiques - cinéma, photo et peinture - sont des objets d’étude très intéressants lorsqu’on s’intéresse au désir. En tant que supports visuels, ils accueillent les mouvements intérieurs de leurs auteur·ices. Ils leur permettent de projeter leurs désirs et de les rendre publics. Car le désir relève bien souvent du for intérieur, de l’intimité de chacun·e. Dans le cas des arts visuels, le désir apparaît tantôt littéralement, tantôt métaphoriquement. Dans tous les cas, il est un objet d’étude passionnant.

 

Mikaël Bernard. Le désir a été le premier déclencheur pendant longtemps pour moi de la création d’un spectacle. C’était la rencontre avec un·e auteur·ice, son écriture et l’envie de la partager au plus grand nombre. Ensuite, la notion même a été très présente dans plusieurs de mes spectacles, en cherchant à détailler ses mécanismes mais de manière poétique. La proposition avec D’Amour et d’Eau Fraîche est différente puisqu’elle vient questionner le désir à notre époque au travers de divers écrits.

 

Manon Godet. Dans un interview pour Les Inrockuptibles, l’autrice Emma Becker déclare au sujet de la présence centrale de la sexualité dans ses textes : « J’aime écrire sur le sexe car on y parle de tout à fait autre chose. Quand on parle de sexualité, on parle de son rapport à soi ». Sur la même longueur d’onde, en plus d’aborder sa relation à soi-même, parler du désir permet de questionner les liens que l’on entretient avec les autres, la manière dont on les construit selon différents paramètres – le genre notamment.

Je pense que le désir traverse mon travail artistique de différentes manières. Tout d’abord, il structure l’acte de création en soi. J’appréhende le désir et l’art comme des pulsions de vie. Ma pratique artistique – l’écriture d’abord, la photographie ensuite – découle d’une nécessité de dire et en particulier de dire le corps. De dire depuis le corps. Mon premier ouvrage poétique, Peau (Editions du Cygne, 2022), entend faire parler la chair, sa mémoire, ce qu’elle sent. Ensuite, écrire depuis x ou y personne / personnage / lieu nécessite d’abord de chercher quel peut être le langage de celui ou celle qui s’exprime.

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Or, désirer c’est être mis dans un mouvement, une recherche active qui peut passer par un investissement physique réel.

 

Dans l’écriture comme dans la photographie, lors des phases de recherches, avant de monter réellement un projet, j’expérimente par mon corps afin de trouver l’endroit le plus juste depuis lequel articuler mon travail. Par exemple : je réalise des brouillons de photographies dans lesquels je prends la place des modèles afin de sentir si, de l’autre côté de la caméra, la position sonne juste pour moi. Lors des séances de pose, j’interroge les modèles pour savoir si l’angle que j’ai choisi n’est pas dissonant par rapport à elleux. En outre, le désir a quelque chose d’universel : nous désirons tous·tes quelque chose. Parler du désir, ou du corps, permet de toucher à un thème qui humainement nous relie. Qu’on me pardonne mon optimisme mais je crois que créer à partir de son corps ou de celui des autres, comme fréquenter des œuvres qui abordent ces thématiques très humaines, accroît l’empathie.

 

Yannick Haenel. Elle est partout, je raconte des histoires de désir. Je cherche le désir, celui qui ne s’épuise pas. Et lorsque j’écris à propos d’œuvres d’art, c’est toujours pour répondre à l’éveil sensuel qu’elles produisent et pour approfondir la nature aphrodisiaque, passionnée, de tout déchiffrement.

 

Linda Tuloup. Le désir est partout présent et nous invite à l’inconnu. Il me semble que c’est un pur élan, une source de poésie. Avec lui, on pénètre le secret d’une rêverie, une lumière intime, on assiste à la naissance d’un feu, à la vie en étincelles. La photographie est un point où j’atteins la vie et où je fais l’expérience continuelle de l’ouverture. C’est l’autre nom du feu, c’est comme ça qu’il traverse mon œuvre.

 

Retrouvez tous les rendez-vous en lien avec la thématique du désir.

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Homme torse nu
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Photographie tirée de l'exposition Rendre la chair à la joie. Absorbant © Manon Godet


Présentation des auteurs et autrices

  • Anne Puech est Maîtresse de conférences en culture visuelle des pays hispanophones et histoire contemporaine espagnole à l'Université Rennes 2. Elle est membre du laboratoire ERIMIT - Mémoires, Identités, Territoires (UFR Langues) qui s'est donné comme objectif de réfléchir aux notions d’intimité et d’extimité. La recherche menée se matérialise sous la forme d’une exposition d’autoportraits intimes collaborative et participative : Autoportraits dénudés.

 

  • Manon Godet est étudiante en master Littérature générale et comparée à l'Université Rennes 2. Elle est photographe amatrice et autrice de l'ouvrage Peau paru en 2022 au Éditions du Cygne. Son exposition photographique Rendre la chair à la joie est visible sur La Mezzanine (bât. O) jusqu'au 16 février 2024.

 

  • Mikaël Bernard est metteur en scène et directeur artistique de la compagnie À corps rompus. Formé à Rennes 2 et ancien président de l’association l’Arène Théâtre (2012-2013), il présente le dyptique D'Amour et d'Eau Fraîche et De Ruines et De Rage les 15 février et 14 mars 2024 au Tambour.

 

  • Yannick Haenel est écrivain. Il a publié de nombreux livres dans plusieurs domaines : romans, récits, essais sur la peinture, écrits philosophiques. Bleu Bacon, son dernier livre a paru le 10 janvier 2024. Il était présent au Tambour accompagné de la photographe Linda Tuloup le 1er février 2024 pour une rencontre autour du désir.

 

  • Linda Tuloup est photographe plasticienne, elle est représentée par la Galerie Olivier Waltman (Paris / Miami). Elle a récemment publié un livre Vénus – où nous mènent les étreintes, aux Ed. Bergger, avec l’écrivain Yannick Haenel. Son exposition, Vénus, est visible à La Chambre claire jusqu'au 6 mars 2024.