Des cartographies subjectives de l'Université Rennes 2 avec l'Agence Sensible

Sur une commande du service culturel, l'Agence Sensible débutait au printemps 2023 un nichage sur le campus Villejean. Objectif : mener à bien le projet collaboratif « Itinéraires sensibles : cartographies subjectives de l'Université Rennes 2 ».

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Livres et une mappemonde
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© Agence Sensible

Marion Poupineau et Emmanuel Pellequer nous racontent ce projet au long cours réalisés avec des étudiant·es et des personnels de l'université ainsi que des habitant·es du quartier. Pour découvrir les 3 cartes réalisées dans ce cadre, rendez-vous le lundi 22 janvier à 13h au Tambour.

Pouvez-vous présenter l’Agence Sensible et son terrain d'action ?

Marion Poupineau et Emmanuel Pellequer. L’Agence Sensible est une association qui existe depuis janvier 2020. Nous sommes deux salarié·es – Marion Poupineau et Emmanuel Pellequer – et nous mettons en place des dispositifs artistiques participatifs sur des territoires (par exemple un quartier, une ville, ou ici un campus !). En fonction du projet, nous utilisons des médiums artistiques très différents - la photographie, le dessin, le chant lyrique, l’écriture, la création sonore, ou la cartographie sensible… - et nous nous associons volontiers à d’autres artistes ou d’autres personnes expérimentées dans différents domaines (urbanistes, sociologues, scientifiques, designeur·euse, professionnel·les du social…). Nous sommes convaincu·es que le croisement des pratiques contribue à la créativité et à l’enrichissement des projets.

Les projets sont construits avec les habitant·es, usager·ères ou partenaires des territoires. Pour être en contact avec elles et eux pendant toute la durée du projet, nous réalisons des « nichages », c’est-à-dire que nous installons nos bureaux sur place sur des périodes de 5 à 6 mois chez des partenaires du territoire. Cela facilite grandement le dialogue et les liens.

Quel est votre parcours et comment en êtes-vous arrivé·es à créer l’Agence sensible ?

M. P. et E. M. L’agence Sensible est née de l’envie de croiser les pratiques, d’expérimenter, de créer des projets artistiques porteurs et positifs dans des quartiers politiques de la ville. Il s’agissait de ne pas « parachuter » des projets artistiques sur des territoires, mais d’une volonté de faire avec les gens et de prendre le temps de la rencontre. À partir de ces diagnostics sensibles, l’association souhaitait créer des projets qui résonnent avec les envies et les besoins des acteurs·ices du quartier et des habitant·es.

Cette dynamique a rencontré l’envie des deux salarié·es de l’association de se réinventer à travers un nouveau projet professionnel après une quinzaine d’années d’expérience chacun·e dans le domaine culturel (Marion Poupineau dans le secteur du spectacle vivant et Emmanuel Pellequer dans celui de l'événementiel littéraire).

La cartographie sensible peut se définir comme une représentation de l’expérience du territoire. Elle est multidimensionnelle, participative et permet de rendre compte des formes personnelles de perception de l’espace. Pourquoi vous êtes-vous intéressé·es à cette pratique ?

M. P. et E. M. Nous nous intéressons à la fabrique de la ville depuis la création de l’Agence Sensible, l’enjeu est finalement toujours de regarder les territoires dans leurs dimensions relationnelles et d’en révéler – par les projets artistiques que nous portons - les singularités, les visages, les identités, les diversités, les imaginaires…

Nous sommes souvent en lien avec des urbanistes ou des architectes qui, comme nous, portent parfois un regard sensible sur la ville. C’est tout naturellement que nous avons découvert ces pratiques de cartographies dites « sensibles » ou « subjectives », ces « cartes mentales »… Pour nous c’est un moyen de réaliser un diagnostic sensible et de le partager ensuite. Il y a plusieurs cartes sensibles qui ont été réalisées à Rennes, notamment une avec les enfants du quartier du Blosne ou encore celle de Mathias Poisson sur le quartier du Colombier. Ce sont des objets intéressants qui nous ont donné envie de nous lancer à notre tour. Il y a une infinité de possibilités de représentations et c’est ce qui est intéressant, on peut toujours inventer en fonction de la matière que l’on récolte et de nos médiums artistiques.

Pouvez-vous nous parler de la genèse du projet de cartographie à Rennes 2 ?

M. P. et E. M. Nous avons rencontré le service culturel de l’université en 2022 et nous avons échangé librement sur les différents projets menés par le service culturel et ceux de l’Agence Sensible. Nous avons notamment évoqué la cartographie sensible car c’est un outil que nous avions déjà expérimenté sur le territoire de Liffré, avec une « cartographie de la peur » ! Parallèlement, le service culturel avait commencé un partenariat avec les éditions du Commun autour de l’exposition Ceci n’est pas un atlas, un très beau projet qui réunissait des cartes sensibles politiques et militantes. Au fil des discussions, nous avons imaginé qu’une cartographie sensible du campus serait un outil intéressant pour interroger les différents publics qui fréquentent le campus : les étudiant·es bien sûr mais aussi les personnels (iels sont 1200 !), et les habitant·es qui ont un usage du campus. L’idée était de réaliser 3 cartes, et de donner à voir le ressenti de ces 3 publics qui fréquentent de près ou de loin le campus, les lieux côtoyés et appréciés et les lieux délaissés, les usages différents qui sont faits des espaces, les espaces en marge, les points de rencontres ou les morcellements, les lisières, les histoires et les imaginaires qui se cachent derrière les lieux…

En fonction de la matière récoltée, l’envie était aussi de voir s’il était possible de s’inspirer de ce diagnostic sensible pour, pourquoi pas, imaginer des évolutions du campus, par exemple repenser une signalétique pour une meilleure circulation dans l’espace, améliorer la convivialité dans certains lieux, créer des zones de croisement entre étudiant·es et personnels, travailler sur la mise en lien avec le quartier, etc.

Comment s’est déroulé le projet ? Quelles ont été les grandes étapes ?

M. P. et E. M. La première étape a été pour nous de rencontrer un maximum de partenaires clefs de l’université mais aussi du quartier de Villejean. Nous avons rencontré une quarantaine de personnes pour avoir une première vision des partenariats possibles, des liens qui pourraient se tisser.

Très vite, l’envie de réaliser ces cartes de manière participative a émergé avec le service culturel. Nous avons donc commencé par réunir début octobre une vingtaine d’étudiant·es venu·es de disciplines différentes (Géographie, Arts plastiques, Design graphique, Communication, EUR Caps, Littérature comparée, Sociologie) qui étaient volontaires pour réaliser ces cartes ensemble. Après un temps d’interconnaissance, les étudiant·es ont réfléchi en collectif aux différents publics à toucher, aux problématiques qu’iels souhaitaient aborder à travers ces cartes et aux différentes manières d’aborder les personnes pour les faire participer.

Trois groupes se sont ensuite constitués pour travailler plus précisément sur un public : étudiant·es, personnels ou habitant·es. Les groupes ont réalisé des collectes, soit par le biais d’ateliers collectifs, soit par des entretiens individuels ou des collectes volantes. Pour cela, nous avons essayé de leur partager des outils d’intelligence collective pour qu’iels soient autonomes dans l’animation des ateliers.

Il y a ensuite un travail de tri des données qui a été fait, de choix aussi évidemment car une carte sensible est nécessairement subjective. La phase finale a consisté à transformer plastiquement cette matière, à fabriquer le langage de ces cartes, leurs règles graphiques, leurs légendes, leurs titres, leurs couleurs, leurs matières…, et à imaginer éventuellement des supports annexes aux cartes.

La dernière phase sur laquelle nous travaillons en ce moment porte davantage sur la présentation à venir des cartes le 22 janvier. C’est important que les étudiant·es puissent partager le fruit de leur travail. On essaie de faire en sorte que les projets que l’on accompagne soient participatifs jusqu’au bout, c’est à dire partagés avec le plus grand nombre du début à la fin du processus.

 

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Schéma de réflexion
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Schéma de réflexion © Agence Sensible

De septembre 2023 à janvier 2024, vous vous êtes installé·es à l’université. Était-ce une nécessité d’être présent·es sur place pour un temps long ?

M. P. et E. M. Oui c’est toujours notre façon de travailler : c’est primordial pour nous d’être en lien avec le territoire sur lequel nous travaillons et avec les personnes qui le font vivre. Cela permet de « sentir » ce qui se passe, de comprendre les énergies, les places de chacun·e, d’observer au plus près les dynamiques du campus… Ce temps nous a aussi permis de faire des rencontres, que les gens nous fassent confiance, et cela a été précieux pour convaincre les personnes de venir aux ateliers de collecte par exemple. C’est aussi une chance d’être sur place pour travailler avec les étudiant·es qui réalisent les cartes. Dès qu’iels ont une question, ils et elles peuvent passer à notre bureau, on peut facilement improviser un point ou une réunion, c’est très facilitant. De la même manière, notre présence sur le campus a nécessairement favorisé les liens avec le service culturel ou avec d’autres partenaires de l’université (bibliothèque, CIREFE, ESS Cargo, DRIM, enseignants…).

Vous avez travaillé en lien avec différents publics : des volontaires étudiant·es, des personnels de l’université et des habitant·es du quartier. Pouvez-vous nous parler de la dimension collective et participative de la cartographie sensible et ce qu’elle a ici apporté au projet ?

M. P. et E. M. En effet, la dimension participative est très enrichissante sur ce projet, nous avons eu la chance de travailler avec beaucoup de personnes différentes qui fréquentent l’université, et de fait, cela nous a permis d’entendre des points de vue très singuliers sur le campus. L’aspect participatif, c’est aussi l'élément qui est complexe à gérer ! Pas simple de réussir à réunir des étudiant·es issu·es de différentes disciplines, de faire en sorte qu’ils et elles puissent échanger et se comprendre avec des visions parfois antinomiques de par leurs pratiques et leurs enjeux propres… Pas simple non plus de réussir à réunir des participant·es pour les différentes collectes, de s’adapter aux enjeux ou contraintes des publics…

C’est notre rôle de penser à tout cela et d’essayer de mettre de l’huile dans les rouages pour que la dimension participative du projet fonctionne au mieux. C’est un travail de longue haleine qui, nous en sommes convaincu·es, est nécessaire pour que les projets prennent sens pour les participant·es et pour le territoire. Plus globalement cette inscription dans les droits culturels est une donnée importante du travail de l’Agence Sensible.

Comment transposer un ressenti sur un support graphique ?

M. P. et E. M. Ce sont les étudiant·es, chargé·es de réaliser les cartes, qui ont choisi comment transposer les collectes de façon graphique. Les 3 groupes ont choisi des médiums différents, le dessin pour la carte habitant·es, la photographie pour la carte étudiant·es, le collage pour la carte des personnels.

Chacun des groupes a choisi le médium qui lui semblait pouvoir rendre de la façon la plus juste les problématiques abordées durant les temps de collecte. À l’image du reste du processus, il s’agit encore une fois, de choix, de renoncement et de pas mal d’expérimentations !

Avez-vous rencontré des difficultés ? Quelles sont les limites de ce type de projet ?

M. P. et E. M. Une carte sensible est un objet fatalement incomplet et subjectif, il faut accepter de stopper à un moment les collectes, de faire des choix, de laisser des idées de côté, de renoncer à des points de vue… Il faut accepter que c’est une photographie subjective, prise à un moment donné et selon un angle particulier... C’est forcément frustrant si on veut faire preuve d'exhaustivité mais c’est le jeu !

Les difficultés, elles sont surtout dans la collecte des témoignages, il y a des publics qui sont plus difficiles à approcher, on fait au mieux pour ne pas avoir un échantillon de témoignages trop biaisés, mais il est certain que l’on passe à côté de certains témoignage... De ce point de vue, il a été plus ardu d’approcher le public des habitant·es, plutôt que les étudiant·es ou les personnels où nous avions plus de relais. Il s’agissait aussi d’un public plus insaisissable : qui sont les habitant·es sur le campus ? Comment les trouver et même les définir ? Cela a permis d’ouvrir des réflexions très intéressantes avec ce groupe autour du concept d’Habiter.

Le 22 janvier vous allez restituer le fruit de ces mois de travail. Sur un aspect plus personnel, que retenez-vous de cette expérience ?

M. P. et E. M. Déjà, un bon coup de jeune ! Être sur le campus et travailler avec les étudiant·es, cela nous a remis au contact de la jeunesse, et c’est forcément enrichissant de se connecter à ce qui les préoccupe, la manière dont iels travaillent, les outils qu’ils et elles utilisent…

Nous avons aussi eu des échanges passionnants avec des enseignant·es-chercheur·ses de différentes disciplines - autour de la cartographie sensible notamment, sur ses différentes pratiques - mais aussi sur d’autres recherches ou projets artistiques, c’est une chance d’avoir accès à ce vivier de connaissances, ça nourrit les envie et les imaginaires, et ça donne des pistes de partenariats pour la suite de nos projets !

Notre passage à Rennes 2 nous a également permis de tisser des liens avec le territoire de Villejean, et il n’est pas exclu que nous y revenions pour créer une carte sensible à l’échelle du quartier cette fois.

Quelle est la suite ? Des projets à venir ?

M. P. et E. MOui, notre prochain projet va nous ramener dans le quartier de Cleunay-La Courrouze que nous connaissons déjà bien. Entre février et mai 2024, et à l’occasion des jeux olympiques à venir, nous allons proposer aux habitant·es un projet artistique participatif autour des notions d’accomplissement, de persévérance, de résilience et de dépassement de soi. À l’image des athlètes de haut niveau, nous sommes en effet nombreux·ses à avoir dû « surmonter des épreuves » dans nos vies, en fonction de nos réalités physiques, de notre état de santé, de notre position sociale, de notre situation matérielle… L’idée est d’inviter les habitant·es volontaires à venir partager ces expériences de vie lors d’un temps de collecte de paroles, puis à les sublimer par la réalisation de portraits-photos ancrés dans l’imagerie du sport. L’exposition présentant les photos sera accueillie dans plusieurs structures du quartier, et un livret reprenant les témoignages des participants sera également réalisé. C’est un projet qui nous enthousiasme beaucoup et qui va nous mettre en lien avec des publics très différents, c’est ce qu’on aime aussi dans les projets participatifs que nous menons, être toujours en position de découverte et rencontrer une multiplicité de personnes différentes !

 


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L'Agence Sensible

Créée en janvier 2020, l’Agence Sensible est une jeune association animée par l’envie d’explorer, d’inventer et de fédérer autour d’idées originales. En collaboration avec les différents acteurs qui font vivre les territoires, l’Agence Sensible imagine des dispositifs artistiques et participatifs.
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