Réécrire Antigone : Chloé Maniscalco s'empare d'une figure antique de la transgression

À l'occasion du mois de mars consacré à l'égalité entre les femmes et les hommes sur le territoire rennais, l'Université Rennes 2 est heureuse d'accueillir au Tambour le mardi 14 mars à 20h la première création de la compagnie L'Ernestine : Anti-gône. Cette réécriture contemporaine du mythe d'Antigone mise en scène et co-écrite par Chloé Maniscalco a fait l'objet d'une résidence artistique à l'université en janvier 2023.

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Chloé Maniscalco
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Chloé Maniscalco lors de la résidence artistique de la compagnie l'Ernestine à l'Université Rennes 2.

Aux côtés de Lou Rousselet, Chloé Maniscalco est co-autrice de cette adaptation théâtrale du mythe d'Antigone, figure atemporelle dans sa volonté d’exprimer la rébellion et le refus de l’ordre établi. Au fur et à mesure de sa création, l'équipe artistique de L'Ernestine a notamment réalisé un important travail de rencontres et d'ateliers auprès de collégien·nes, lycéen·nes et étudiant·es. 

Le temps de résidence à l'université fut l'occasion pour des élèves du lycée Jean Guéhenno de Fougères de venir à la rencontre de la compagnie. Ces derniers ont eu l'opportunité de suivre la création du spectacle dans le cadre d'un partenariat avec le service culturel de l'Université Rennes 2 en lien avec le dispositif interministériel des Cordées de la réussite.

Le texte et la capsule sonore de présentation du spectacle, l'interview de Chloé Maniscalco et la bibliographie disponibles ci-dessous ont été réalisés par les onze élèves de 1ère du lycée.

*Les Cordées de la réussite ont pour objet d'introduire une plus grande équité sociale dans l'accès aux formations de l'enseignement supérieur. Le dispositif vise à lutter contre l'auto-censure, à susciter l'ambition scolaire des élèves par un continuum d'accompagnement de la classe de 4è au lycée et jusqu'à l'enseignement supérieur.

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© Illustration de Marie-Laure Picard
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© Illustration de Marie-Laure Picard

CAPSULE SONORE ET TEXTE DE PRÉSENTATION

Ismène a environ 40 ans. 

Antigone est morte et apparaît comme une présence fantomatique. 

Vous connaissez tous le mythe d’Antigone qui veut couvrir son frère de terre lors de sa mort et qui sera exécutée sous les ordres de son oncle pour ce délit. Antigone a toujours été représentée comme une figure solaire et d’espoir.

La pièce de Chloé Maniscalco met en lumière celle qui reste toujours dans l’ombre, sa sœur Ismène. Elle subit le deuil de la mort de sa sœur.

Pourquoi est-elle différente ? Pourquoi n’a-t-elle pas agi ? Pourquoi est-elle restée dans la peur ?

La culpabilité la ronge et l’empêche d’agir jusqu’à ce que la colère la réveille et la remette en mouvement.

Pour celle qui a « choisi la vie » (Antigone, Jean Anouilh) ne serait-ce pas le moment de changer, d’agir et de (se) manifester ?

 


INTERVIEW DE CHLOÉ MANISCALCO, METTEUSE EN SCÈNE

Nous connaissons tous·tes, au moins en partie, l’histoire d’Antigone et de sa famille. De nombreux·euses écrivain·es et metteur·ses en scène s’en sont inspiré·es. Pourquoi choisir de s’y frotter à votre tour, après tant d’autres ?

Chloé Maniscalco. Comme vous dites, c’est une histoire que l’on connaît presque tous·tes. Ces mythes fondateurs sont des mythes qui ont survécu. Ils ont continué à intéresser des gens depuis des millénaires, ils ont une grande vitalité et il y a des moments (comme maintenant, il y a beaucoup de travail autour d’Antigone) où la figure ressurgit pour aider à questionner une période. Pour moi cela raconte quelque chose de notre besoin d’avoir des histoires, qui nous permettent de réfléchir et de rêver ensemble. C’est un commun puissant autour duquel on peut se rassembler, ce qui pour moi est aussi une mission de la fiction : créer du commun, des espaces d’échanges.

Et la beauté de passer après de nombreux·ses autres artistes c’est que l’on est vraiment enrichi·e de ce qu’ils et elles ont fait.

Antigone est un personnage de la mythologie grecque et votre titre fait référence à la langue grecque. Pourtant, la pièce résonne avec le monde contemporain. Quel lien avez-vous souhaité tisser entre l’Antiquité et nos jours ?

C. M. Nous utilisons la distance que crée le mythe et l’époque grecque pour créer ce commun dont je vous parlais, une zone plus neutre que l’ici et maintenant, plus prête à épouser notre imaginaire, pour questionner des problématiques qui courent depuis des millénaires.

Le lien, que nous avons voulu tisser c’est celui du spectateur qui appartient à notre époque (comme nous). Si nous questionnons la Grèce antique nous le faisons avec notre regard de 2023… Et partant de ce postulat, dans une pièce où la majeure partie de la narration se passe à Thèbes, juste après le décès d’Antigone, nous avons glissé quelques clins d’œil anachroniques pour créer un léger trouble dans l’époque.

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© Illustration de Marie-Laure Picard
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© Illustration de Marie-Laure Picard

Vous semblez passionnée par Antigone depuis votre adolescence. On pourrait même croire que c’est une personne essentielle pour vous, un peu comme une compagne. Comment expliquer votre lien avec Antigone ?

C. M. Une compagne oui, dans le sens où on a cheminé ensemble… Une œuvre, un personnage c’est avant tout une rencontre et la relation qu’on a avec évolue forcément, parce que nous évoluons forcément.

Je dirais qu’à l’adolescence, j’avais besoin de modèles féminins forts, de personnes qui questionnent la société et qui n’hésitent pas à affirmer ce qu’elles pensent, à prendre position même quand ce n’est pas consensuel. Je l’ai rencontrée en la jouant, c’était tellement beau de parler de l’amour de la vie et d’affirmer un « non » puissant… ça m’a profondément marquée. Et forcément, après les modèles, on les questionne, on les met en tension, on les humanise…

Et un autre avantage de ce cheminement c’est qu’elle me permet de découvrir ou de retrouver plein d’autres artistes par son biais.

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© Illustration de Marie-Laure Picard
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© Illustration de Marie-Laure Picard

Antigone est le personnage principal de la légende depuis des siècles. En revanche, dans votre pièce Anti-gône c’est sa sœur, Ismène, qui est le personnage central. Pourquoi attirer les regards sur Ismène sans lui donner le nom de la pièce ?

C. M.  Lorsque nous avons commencé à travailler sur le projet, nous avons mené plusieurs ateliers auprès de lycéen·nes et nous avons été surpris de constater que beaucoup avaient une perception très négative du personnage d’Antigone. Ce rejet nous a beaucoup questionnées : pourquoi ce personnage est-il aussi problématique, voire haïssable pour certain·es au point que ce qu’elle dit devient inaudible ? C’est eux·elles aussi qui voulaient tous·tes jouer Ismène, parce qu’elle était pleine de possibles encore, plus proche d’eux·elles et que c’était un personnage secondaire, pas une héroïne (ils·elles le nommaient comme ça). Cela nous intéressait beaucoup par rapport à ce dont nous voulions parler sur la puissance d’agir. Partir de quelqu’une proche de nous, qui n’est pas une héroïne, qui n’a pas réussi à se positionner et qui est encore pleine de possibles.

Anti-gône signifie qui coupe avec ses ancêtres, qui en finit avec la malédiction, nous avions envie de travailler sur l’après tragédie. Ismène donc, celle qui reste, celle qui est la plus à même de raconter Antigone.

Votre pièce est nourrie des rencontres et d'ateliers avec des lycéen·nes, collégien·nes et étudiant·es. Pourquoi leur accorder un tel rôle ?

C. M. Parce que c’est eux·elles qui m’ont donné envie de créer cette pièce.

Je suis metteuse en scène, comédienne et intervenante théâtre, cette dernière casquette fait partie intégrante de mon processus de création. J’aime créer pour et avec le public.

Au cours de ces différentes interventions auprès d’adolescent·es ou de jeunes adultes, je n’ai cessé d’être mise face à des personnes dans un grand mal-être, qui avaient envie de démissionner du monde, qui ne savaient plus quoi faire. Nous sommes en prise avec de grandes complexités et beaucoup d’incertitudes, cela fait qu’il est très difficile d’exprimer ses pensées et de se projeter dans un futur heureux dans lequel ils·elles auraient une place. Moi non plus, je ne sais pas toujours comment être optimiste et quelles sont mes modalités d’actions… C’est pour cela que j’ai eu envie de créer avec elles et eux une pièce qui questionne ça. 

L’écriture de la pièce s’est donc faite de façon collaborative et c’est aussi une écriture de plateau. Cette démarche créative audacieuse nous a impressionné. Comment le vivez-vous ?

C. M. Une création c’est un rappel constant à l’humilité, on se crée un programme rêvé et la création prend un autre chemin. Si on veut être honnête avec la démarche collective, il faut savoir lâcher prise et réinventer des processus pour être au plus proche de nos façons de fonctionner. Et cette création a expérimenté plusieurs collectifs, que ce soit entre nous mais également avec les étudiant·es qui nous ont accompagné·es.

Ça a été anxiogène forcément, mais surtout joyeux, j’ai une grande confiance dans l’équipe qui m’accompagne et je suis très reconnaissante de tout ce qu’elles ont déployé de générosité artistique et humaine. Un grand merci à elles. Et un grand merci à toutes les personnes, élèves et accompagnant·es qui nous ont rejoint.

C’est la première fois que je co-écris avec l’actrice qui va jouer le rôle (Lou), et dans un sens nous avons fait beaucoup de choses en même temps :  en écrivant nous cherchons quels seront les grands axes de la mise en scène, quels sont les intentions des scènes, qu’est-ce qu’il se passe pour les personnages. Maintenant que l’écriture est finalisée, le travail va vite. Nous savions aussi que nous ne voulions surtout pas faire l’économie de ce que nous avions à dire et il a fallu trouver des formes, des situations qui nous permettent de tout articuler pour trouver une bonne économie entre complexité et intelligibilité.

Dans votre mise en scène, la musique devient comme un personnage. Comment texte et musique dialoguent-ils ?

C. M. Il n’y a de la musique que lorsque l’on bascule dans la tête d’Ismène et qu’Antigone habite ses pensées.

Quand on a perdu quelqu’un·e qu’on aime et qui a été constitutif·ve de notre vie, il y a une part de lui ou d'elle qui reste toujours avec nous, qui nous accompagne, qui nous donne de la force quand on en a besoin, avec qui malgré tout on peut continuer de dialoguer. La musique dans cette pièce a cette fonction. C’est pour laisser transparaître cela que nous avons décidé que Marie-Laure serait Antigone.

Certaines fois, c’est le texte qui guide la musique, d’autres fois, c’est la musique qui guide le texte. Plus que de la musique, Marie-Laure crée des paysages sonores, son travail nous aide à créer des espaces et des ambiances.

 

Propos de Chloé Maniscalco recueillis par les élèves du lycée Jean Guéhenno de Fougères en janvier 2023.

 

Contenu du texte déplié

 

  • EXISTER

Antigone de Sophocle, Edition bilingue, -V av JC

  • RECREER

Antigone d'Anouilh, Editions La table ronde1944  

Antigone d'Henri Bauchau, Editions Actes Sud, 1997

  • DESOBEIR

Antigone de Jop, Editions Goater, 2019

Akila, le tissu d'Antigone de Marine Bachelot N'Guyen, Editions Lansman, 2020

  • DESIRER

Ismène poème de Yannis Ritsos in Le mur dans le miroir,  Editions Gallimard,  1973

  • LEGUER

Lettre à ma fille de Maya Angelou, Editions Livre de poche, 2008

  • PETILLER

Joie Militante de Montgomery/Bergman, Editions du commun, 2021

Sortir de notre impuissance politique de G. de Lasganerie, Editions Fayard, 2020 

  • RENCONTRER

Le 4e mur de Sorj Chalandon, Editions Grasset, 2013 

Culottés (T.1) de Pénélope Bagieu, Editions Gallimard BD, 2016