Service Culturel

Isabelle Florido s’inspire de son histoire personnelle pour raconter ce qui nous lie et nous sépare

L'université Rennes 2 a le plaisir d’accueillir les Compagnons de Pierre Ménard le 20 février au Tambour pour une représentation de leur spectacle bilingue français-Langue des signes à voir et à entendre à tout âge.

Isabelle Florido

Les Compagnons de Pierre Ménard sont actuellement en tournée afin de présenter leur nouvelle création Le petit garçon qui avait mangé trop d’olives. Entre fiction et réalité, Isabelle Florido, co-autrice de la pièce avec Achille Grimaud, aborde les thèmes de la surdité et de la famille au travers d’une histoire très personnelle mais qui pourtant parle à tou·te·s.

Les Compagnons de Pierre Ménard se sont auparavant appuyés sur des récits préexistants comme le Roman de Renart ou ceux de Pierre Gripari. Cette fois la compagnie s’empare d’un récit personnel, votre histoire familiale. Comment est né Le Petit Garçon qui avait mangé trop dolives ? Qu’est ce qui vous a donné envie de partager cette histoire ?

Isabelle Florido. Depuis toujours, lorsque j’annonce aux gens que mes parents sont sourds, après le « Mais c’est génial ! » ou le « Oh, ma pauvre ! » arrive une foule de questions sur la vie de mes parents, leur quotidien, notre relation. Et je vois bien que mes anecdotes plongent mon interlocuteur dans un univers totalement inconnu et suscitent émerveillement, rire, stupéfaction ou compassion. Mille fois on m’a poussé à en faire un spectacle, et si l’envie était là, je ne m‘en suis sentie capable qu’en m’associant avec un auteur qui saurait faire émerger les éléments frappants de mon histoire et apporterait une saine distance au récit.

Sur l’idée d’Achille Grimaud, co-auteur de la pièce, vous inscrivez l’histoire de votre père dans le domaine du conte et entremêlez ainsi fiction et réalité. Que vient apporter cette dimension à votre récit ?

I. F. Mon père a grandi sans langue. Le jour où il s’est rendu compte que les mots existaient, il avait 11 ans. Et le jour où il a découvert la langue des signes, il en avait 16. Qui peut imaginer la solitude d’un tel enfant au sein de sa famille ? Qui connaît la souffrance de tous les enfants sourds qui ont subi une oralisation forcée ? En transposant l’enfance de mon père dans le conte, nous nous plaçons dans la tête de cet enfant aux émotions exacerbées : une montagne symbolisant l’incommunicabilité s’élève entre lui et sa famille, l’enseignant qui force les enfants à parler est un ogre, etc.

S’intercalant entre les tableaux du conte, se jouent des souvenirs entre mon père et moi, sur un mode réaliste. Se dessine une relation complexe entre une enfant devenue adulte trop tôt, en quête de reconnaissance, et un père très dépendant de sa fille, fuyant la solitude du quotidien dans les fictions cinématographiques.

Ces deux univers vont progressivement interférer et s’entremêler, permettant au père de devenir le super-héros qu’il a toujours rêvé d’être.

Au côté de Igor Casas, votre partenaire de jeu, vous contez Le Petit Garçon qui avait mangé trop dolives à la fois en français et en langue des signes. Cette dernière est-elle pour vous un acte de médiation autant qu’un élément de richesse artistique ?

I. F. Enfant, je ne voyais la langue des signes que comme un outil de communication réservé aux sourds et assez pauvre. Il a fallu que je voie et côtoie sur scène de grands comédiens Sourds pour prendre conscience de la richesse de cette langue, de sa puissance théâtrale, de sa poésie.

Depuis 17 ans, Les Compagnons de Pierre Ménard créent des spectacles bilingues français / langue des signes, qui bien sûr ravissent les Sourds friands de propositions aussi rares, mais surtout mettent la langue des signes à la portée des entendants, grâce à un travail linguistique très poussé permettant une synchronisation gestes-voix.

C’est la première fois que je travaille avec Igor Casas. Il est CODA (Child Of Deaf Adult), c'est-à-dire enfant de sourds, comme moi. Et je dois avouer que sa connaissance intime du monde des Sourds, la beauté de sa langue des signes et ses talents de comédien en font un partenaire merveilleux.

L’extra-ordinaire parcours de cet enfant sourd ne parvient pas tout à fait de la même façon au public sourd et au public entendant. Pourquoi avoir fait ce choix ?

I. F. Nous ne voulions pas nous cantonner à notre travail de synchronisation habituel. La langue, dans Le petit garçon qui avait mangé trop dolives, n’est pas seulement le vecteur du récit mais aussi son sujet. Il nous a semblé absolument nécessaire que les entendants expérimentent la sensation d’être « largués » que les Sourds connaissent si bien. Mais nous voulions aussi à l’inverse leur prendre la main dans et grâce à un travail de sonorisation très élaboré, leur donner à voir une langue des signes très limpide.

Par ailleurs, dans l’histoire, certains personnages ne peuvent que parler, et d’autres que signer. Nous avons dû trouver des ruses dramaturgiques et linguistiques pour que toute l’histoire parvienne aux deux publics, sourd et entendant, mais par des chemins différents.

Il est possible que le spectateur se sente perdu à certains moments et ait la sensation de rater des informations. Il n’en est rien. Faire confiance à l’écriture et lâcher prise lui permettra au contraire de rentrer davantage dans l’histoire.

En plus de ces deux langages, vous jouez également en Visuel vernaculaire (VV.) et utilisez le poésigne dans votre création. Pouvez-vous nous parler de ces techniques narratives ? Comment nourrissent-elles la pièce ?

I. F. Nous avons utilisé le poésigne au moment où Tête dure, le petit garçon, découvre la langue des signes et s’en empare très vite pour créer des images très poétiques, sous forme d’un cadavre exquis. C’est un moment de suspension dans le spectacle, et c’est très touchant pour nous de voir du coin de l’œil certains jeunes spectateurs reproduire certains signes et entrer dans la langue en même temps que Tête dure.

Le Visuel Vernaculaire ou VV est une technique narrative gestuelle qui permet un récit très cinématographique avec des descriptions en gros plan, plan large, des changements d’axe, des ralentis, des rewind, etc. Dans une société où la barrière de la langue crée un sentiment de solitude très fort chez les Sourds, ces derniers trouvent refuge dans le cinéma. Lorsque Pedro montre ses talents de conteur à sa fille et lui raconte un western, c’est forcément en VV. Et dans un second morceau de bravoure, lorsque conte et réalité se mélangent, alors que les récits en VV se font généralement seuls, Igor et moi innovons en proposant un duo.

Un dernier message ? / Des projets à venir ?

I. F. En tant que CODA, j’ai toujours construit des ponts entre le monde des Sourds et celui des entendants. J’aimerais que les lieux qui nous accueillent aillent au devant de la communauté Sourde afin que le public soit mixte, sourd et entendant. Un bord de scène sera systématiquement proposé à l’issue du spectacle, et j’aimerais qu’il soit l’occasion pour les spectateurs d’aller à la découverte les uns des autres.

Après Le petit garçon qui avait mangé trop dolives, j’aimerais beaucoup faire une comédie musicale bilingue français / langue des signes. Et je m’intéresse à la figure de Louise Walser Gaillard, surnommée « la Jeanne d’Arc des sourds-muets », première femme sourde poétesse et féministe qui, à la Belle Epoque, a milité pour l’enseignement de la langue des signes et œuvré qu’on accorde une plus grande place aux femmes sourdes dans la société.

 

Pour en savoir plus : www.ciecpm.com/olives

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