Service Culturel

Découvrir la cartographie radicale avec le collectif Orangotango+

En co-production avec les Éditions du commun, le service culturel est fier de vous présenter Ceci n'est pas un atlas du 20 mars au 29 septembre à la Chambre claireÀ l'inverse de la cartographie traditionnelle qui reflète et conforte les pouvoirs en place, la contre-cartographie montre une autre réalité. Tirée de l’ouvrage éponyme paru en février 2023, cette exposition inédite contribue à visibiliser la cartographie critique comme outil de terrain au service des luttes et des mobilisations à travers 21 exemples internationaux. 

Rencontre avec l'historienne Nepthys Zwer, traductrice et directrice éditoriale de l’ouvrage.

(Update - 13 sept. 2023) Un finissage de l'exposition aura lieu le 28 septembre à 18h à la Chambre claire en présence de l'équipe éditoriale de l'ouvrage.

Couverture de l'ouvrage Ceci n'est pas un atlas
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Couverture de l'ouvrage Ceci n'est pas un atlas

La cartographie radicale, ou « contre-cartographie », permet de mettre en lumière une autre réalité et représente le monde sous d’autres formes que celles présentées dans la cartographie traditionnelle. De cette manière, elle traite de thématiques peu abordées et visibilise des perspectives marginalisées. Plus précisément, pouvez-vous nous dire en quoi la contre-cartographie est un outil au service des luttes et des mobilisations et pourquoi son rôle est éminemment politique ?

Nepthys Zwer. Toute activité humaine se déploie dans l’espace, mais nous n’avons pas forcément conscience de cette dimension. Spatialiser les informations sur l’activité humaine, qu’elle soit économique, sociale ou politique, nous oblige à prendre en compte toutes les interactions et interdépendances que nos actions impliquent. Tout ce qu’on ne voit pas ou à quoi on ne pense pas de prime abord. Doreen Massey parle, par exemple, de la « géométrie du pouvoir » qui montre que même la mobilité humaine est inégale : nos flux de communication, nos transactions financières se font à la vitesse de l’éclair alors qu’une femme d’un pays pauvre d’Afrique mettra des heures à aller chercher de l’eau pour sa famille1. La carte est l’outil parfait pour montrer ces dimensions occultes de nos économies, à condition, bien sûr, de vouloir les montrer, ce qui n’est pas forcément le cas de la cartographie conventionnelle, qui s’intéresse moins à ces phénomènes « impalpables » et hautement politiques. La contre-cartographie va justement s’atteler à ce dévoilement, que ce soit pour montrer les usages traditionnels d’un territoire, la prédation spatiale du capitalisme ou les dégâts humains et écologiques qu’elle engendre.

La carte réalisée de manière collective dépasse même cette mission de la visibilisation d’un phénomène : elle encourage une prise de conscience collective. Les projets de cartographie réalisés en groupe fédèrent non seulement les gens autour d’une revendication, d’une lutte, ils contribuent aussi à leur donner un sens en replaçant au cœur de la cité la préoccupation de l’intérêt général, donc du bonheur général.

Cette dimension politique de la cartographie critique est bien celle d’un réengagement citoyen dans la vie de la cité, dans la polis, un engagement légitime que nous n’aurions jamais dû perdre de vue. Elle n’est pas critique ou radicale au sens d’une simple contestation, mais au sens d’une analyse approfondie des tenants et aboutissants d’un problème, voire de l’autocritique qui s’impose aux cartographes qui savent bien que leur regard, aussi, est situé.

Groupe de personnes participant à un atelier de cartographie.
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Autochtones Kaxinawá de Rui Humaitá pendant un atelier de cartographie. © Projeto Nova Cartografia Social da Amazônia - Alfredo Wagner Berno de Almeida, Sheilla Borges Dourado, Carolina Bertolini, « Une nouvelle cartographie sociale. Défense des territoires traditionnels amazoniens par la cartographie », p. 64.

Chercheuse en histoire et culture des pays de langue allemande, spécialiste de l’œuvre d’Otto Neurath et du système graphique d’information Isotype, vous faites également partie du groupe de recherche indépendant visionscarto.net depuis 2018. Comment en êtes-vous venue à vous intéresser à la contre-cartographie ?

N.Z. L’Isotype (International System Of TYpographic Education) est un système de visualisation de données statistiques par des diagrammes, où la répétition de petits pictogrammes sert à comparer des quantités. Il a été développé à Vienne par Marie et Otto Neurath, entre les deux guerres mondiales. Pour moitié ces diagrammes sont en réalité des cartes : soit des fonds de cartes sur lesquelles est localisé un phénomène, soit des transpositions cartographiques extrêmement schématisées. Il était donc naturel d’aborder la question de la représentation cartographique dans l’Isotype2. De plus, ce système graphique a été conçu comme un outil au service d’un engagement politique fort, celui de l’ingénierie sociale. Ce dispositif développé par l’économiste Otto Neurath vise un amendement de l’ordre social opéré en concertation avec la société civile3. Cette idée repose aussi sur les théories philosophiques développées par lui-même (car il était également philosophe) : il voulait généraliser l’esprit scientifique par l’éducation de notre sens critique. La mise en image de connaissances complexes nous aide à mieux comprendre le fonctionnement du monde, à forger nos arguments et à étayer nos avis et dires. Il se trouve que c’est aussi le propos de la contre-cartographie.

Sur le plan graphique, l’Isotype – comme cela a été le cas du travail de William Playfair, Charles Joseph Minard, Florence Nigthingale, Patrick Geddes ou W.E.B. du Bois – a libéré la représentation cartographique des conventions qui la condamnaient à l’exactitude, la ressemblance, l’objectivité, toutes ces qualités que nous lui prêtons abusivement.

De fait, la cartographie et la représentation graphique de l’activité humaine, qui se déploie donc toujours dans l’espace, sont de même nature et partagent une même sémiologie.

 

Vous êtes co-autrice avec Philippe Rekacewicz de Cartographie radicale. Explorations publié en octobre 2021 aux éditions La Découverte et aujourd’hui traductrice et directrice éditoriale de Ceci n’est pas un atlas paru le 24 février aux Éditions du commun. En quoi ces deux ouvrages sont-ils différents ?

N.Z. Quand j’ai écrit Cartographie radicale, j’avais à l’esprit la nécessité d’expliquer le fonctionnement de la carte en tant qu’objet social (Pourquoi faisons-nous des cartes ? Quel impact ont-elles sur notre représentation du monde ?) mais aussi de comprendre le geste cartographique (De quelle latitude disposons-nous quand nous réalisons une carte ? Que nous dit son esthétique ?). À partir de cette approche épistémologique, il était possible de comprendre le pouvoir inhérent aux cartes et pourquoi les contre-cartes étaient capables d’opposer un contre-récit aussi puissant au discours hégémonique du moment. Un jour, Severin Halder (qui est l’initiateur de la version originale du livre, This Is Not an Atlas) m'a confié qu’avec son approche analytique, Cartographie radicale aurait dû paraître avant le « non-atlas », qui présente plutôt des exemples de cette contre-cartographie. Voilà cet ordre de parution préservé pour le public francophone, qui trouvera dans Ceci n’est pas un Atlas une exemplification, à partir de projets extrêmement divers, de ce que peut la cartographie, surtout quand elle est engagée et expérimentale.

La traduction de Ceci n’est pas un Atlas, de l’anglais vers le français, a d’ailleurs été passionnante, car se posait constamment la question du sens attribué aux mots dans les différentes cultures. Comme pour tout livre comportant beaucoup d’images, c’est ensuite le travail éditorial qui a été un véritable défi ! Les Éditions du commun l’ont merveilleusement relevé.

Image d'une carte alternative dessinée à la main.
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Carte du village Boa Vista réalisée lors d’un atelier de cartographie participative. © Projeto Nova Cartografia Social da Amazônia - Alfredo Wagner Berno de Almeida, Sheilla Borges Dourado, Carolina Bertolini, « Une nouvelle cartographie sociale. Défense des territoires traditionnels amazoniens par la cartographie », p. 71.

Dans Ceci n’est pas un atlas, 21 cartes sont présentées selon différentes thématiques telles que l’agrobusiness, le mouvement des squats ou encore la déforestation. Comment s’est faite la sélection sachant que l’ouvrage original, This Is Not an Atlas comprend 40 exemples de cartographies ? Pourquoi privilégier certaines thématiques plutôt que d’autres ?

N.Z. Avec sa reliure en toile, l’édition anglaise se veut un clin d’œil aux atlas classiques. C’est un très bel ouvrage, de grand format (31,5 x 25,5 cm) et d’un poids conséquent (plus de 2,250 kg…). Avec Benjamin Roux, éditeur aux Éditions du commun, nous avons voulu une version française plus légère, à un prix raisonnable et surtout pratique, avec notamment un fanzine détachable à emporter partout où vous voudrez organiser un atelier. Ce livre est un livre pratique dans tous les sens du terme.

Aucun thème n’a été privilégié. La sélection des contributions s’est même faite dans la souffrance : elles sont toutes passionnantes (nous les avons d’ailleurs listées à la fin de notre ouvrage). Il a fallu sélectionner celles pertinentes au regard de grands thèmes de la cartographie radicale, qui sont sa fonction de dévoilement (révéler une situation peu médiatisée, voire passée sous silence), sa fonction de miroir (les groupes qui cartographient leur situation développent une prise de conscience très forte de la problématique, voire un renforcement de leur identité), sa fonction de simple outil (en tant que moyen de ralliement ou pour servir de preuve devant les tribunaux lorsqu’il s’agit, par exemple, de défendre les droits des peuples autochtones à vivre sur leur territoire traditionnel) ou, plus politiquement, sa fonction sociale (en fournissant, par exemple, des données manquantes aux services publics désireux d’améliorer la qualité de vie des citoyen·nes). On voit que ces regroupements sont perméables et les projets qui n’ont pas trouvé de place dans la version française offrent la même résistance à la manie taxinomique. En fait, il faudrait leur consacrer un deuxième livre !

Dans cette version française, nous avons ajouté deux contributions, celle d’Aude Vidal sur des ateliers cartographiques en Malaisie et celle de Matthieu Noucher sur la cartographie activiste en Guyane. Ici aussi, on aimerait montrer encore davantage d’autres projets en cours dans la recherche française.

 

Cette exposition est destinée à être itinérante. Quelle importance revêt le fait d’exposer à l’université en premier lieu ? Pouvez-vous nous parler de la genèse de ce projet d’exposition ?

N.Z. Faire des cartes est un acte physique, graphique, esthétique. Les ateliers de cartographie collective ressemblent à des performances artistiques. À la fin de ceux que j’organise, il y a toujours un moment où les cartes sont présentées et discutées par les personnes qui les ont réalisées. Expliquer la façon dont on transforme les données, sa démarche graphique, ses hésitations et ses choix est une partie importante du processus cartographique. Toute carte est en fait une argumentation : elle n’a de sens que si on en discute. C’est pour cela qu’il y a des atlas et des infographies et que des artistes, comme Cian Dayrit, intègrent l’objet à leur travail.

Lors des ateliers vous créez une œuvre. Une œuvre qui peut être vue et partagée en public. Une exposition était donc envisageable et quand Benjamin Roux a présenté le livre aux personnes du service culturel de l’Université de Rennes 2, elles ont immédiatement proposé de faire une belle exposition de nos cartes.

Notez, cependant, qu’il est des cartes destinées à ne pas être publiées, elles servent plutôt à organiser une lutte et à fédérer les gens. Ici aussi, il est question de consentement.

Il est vrai que la cartographie radicale est généralement l’œuvre de chercheuses et chercheurs impliqué·es, qui travaillent en concertation avec des activistes ou des citoyennes et citoyens qui veulent défendre une cause. Elle fonctionne par un partage des compétences et connaissances, non pas dans une démarche top-down mais horizontale. La recherche universitaire a d’ailleurs joué un rôle important dans l’émergence de ce type de cartographie : à la fin des années 1960, ce sont des géographes étasuniens très politisés, David Harvey et William Bunge avec Gwendolyn Warren (rappelons toujours ces femmes invisibles de l’histoire !), qui ont forgé les termes de « géographie critique » et de « géographie radicale ».

Cette coopération repose donc sur l’élaboration commune de la méthodologie et la co-construction des connaissances. Cette transversalité de l’action entre recherche-action et activisme social produit ce que l’artiste Joseph Beuys nommait la « plastique (ou sculpture) sociale » un moyen de changer l’ordre social, une sorte de révolution, opérée par des œuvres réalisées collectivement. L’intérêt que les sciences sociales portent aujourd’hui à la cartographie témoigne aussi d’une (re)politisation de la recherche (c’est aujourd’hui un poncif de dire que la neutralité scientifique n’existe pas…), qui, face aux crises de tous ordres que nous subissons, peut de moins en moins se concevoir comme a-politique.

Carte alternative sur du textile.
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Cian Dayrit, Mapa de la Isla de Buglas, 2017. Avec l’aimable autorisation de l’artiste. © Arnisson Andre C. Ortega, Ma. Simeona M. Martinez, Cian Dayrit, Kristian Karlo C. Saguin, « Contre-cartographie de résistance et de solidarité aux PhilippinesEntre art, pédagogie et communauté », p. 197.

Pouvez-vous nous parler du choix de répartition des thèmes présents dans l’exposition, conçue spécialement pour cette occasion ?

N.Z. Nous exposons 21 cartes du livre que nous détachons en 5 grands thèmes pour pouvoir les montrer séparément lorsque l’exposition accompagnera un événement dédié à une thématique spécifique lors d’ateliers, de colloques ou de festivals.

D’abord il y a le thème de la mobilité humaine : Sarah Mekdjian et Anne-Laure Amilhat Szary nous montrent comment des personnes cartographient leur expérience de l’exil ; Stephan Liebscher et Ina Fisher expliquent comment la cartographie numérique contribue à sécuriser la traversée de la Méditerranée. L’œuvre La Machine de mad meg apporte le regard d’une artiste sur le phénomène de la migration. Un Isotype de la migration dans les années 1930 vient justement titiller les représentations convenues.

Mais on bouge pour s’arrêter quelque part, y gagner sa vie, fonder un foyer, l’habiter et voir son droit au logement respecté. C’est le deuxième thème. Que vous habitiez un quartier informel (voir les cartes citoyennes d’Hyderabad de HUL présentées par Harsha Devulapalli et Indivar Jonnalagadda, celle de Dakha d’Elisa T. Bertuzzo et Günter Nest, celle de Kibera présentée par Erica Hagen), que vous soyez SDF (comme le montrent Oliver Moss et Adele Irving avec la carte de l’artiste Lovely Jojo) ou que vous viviez dans un squat berlinois (mouvement dont l’histoire est mise en carte par le collectif Pappsatt et Tobias Morawski), le droit à la ville se décline en de multiples problématiques.

Il rejoint le troisième thème, celui des communs, ceux que l’ont défend : la carte de l’AEMP présentée par Erin McElroy montre l’éviction des pauvres à San Francisco ; les petites cartes contestataires de Guyane présentées par Matthieu Noucher cherchent à défendre l’environnement ; l’accaparement commercial des aéroports est montré par Philippe Rekacewicz Mais il y a aussi les communs que l’on crée, comme le fait le collectif 596 acres, auquel appartiennent Paula Z. Segal et Mara Kravitz, qui fait fleurir les jardins partagés à New York. Il ne faut pas oublier le bien commun qu’est l’histoire mémorielle : à nous de la construire ensemble, comme le fait l’équipe de Nermin Elsherif en encadrant la réalisation collective d’une grande fresque de l’histoire sociale de Port-Saïd.

Le quatrième thème s’axe autour des luttes des populations autochtones qui défendent leurs droits à l’espace et au territoire : au Brésil, avec la nouvelle cartographie sociale d’Alfredo Wagner Berno de Almeida et son équipe, mais aussi avec la commission pro-indienne d’Acre avec Renato Antonio Gavazzi ; en Malaisie, comme le montre Aude Vidal ; aux Philippines, avec le projet d’Arnisson Andre C. Ortega, son équipe et l’artiste Cian Dayrit.

Enfin, le thème de l’égalité femmes-hommes nous tient particulièrement à cœur, cartographié dans des contextes très différents : le plan genrée de Vienne du genderatlas de Florian Ledermann ; la carte interactive du harcèlement sexuel en Égypte réalisée par l’équipe de HarassMap, dont Noora Flinkman ; le projet de cartes textiles d’Élise Olmedo avec des femmes marocaines et la mappemonde des Iconclasistas sur le rôle des femmes dans l’agriculture.

Les cartes sur l’égalité numérique de Mark Graham et son équipe sont un joker qui accompagne tous les thèmes, car il ne faut pas oublier que les cartes reposent souvent sur des données chiffrées. La carte du gouvernement mondial de Bureau d’Études entre dans cette catégorie.

Cette exposition itinérante montre donc que Ceci n’est pas un Atlas n’est pas une simple publication, il s’agit d’une œuvre collective, initiée à l’origine par le collectif Orangotango et qui aujourd’hui trace un cercle encore plus grand en fédérant de nouveaux groupes autour de ce noyau.

Carte représentant les décès en méditérannée de personnes non secourues
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Décès en Méditerranée de personnes non secourues. © Stephan Liebscher, Ina Fisher, « Cartographier les passages sûrs. Interventions en temps réel aux frontières maritimes de l’Europe », p. 214-215.

Vous avez invité une artiste engagée, mad meg, à exposer une de ses œuvres dans le cadre de l’exposition. En quoi sa démarche résonne avec votre travail ?

N.Z. mad meg est une artiste extraordinaire, par son talent autant que par l’audace de sa lecture du monde. Elle porte le nom d’un personnage du folklore néérlandais : Margot la folle (Dulle Griet), femme de tête qui défia l’enfer. Et, croyez-moi, elle fait honneur à cette généalogie choisie…

Ses grandes toiles offrent une image dérangeante de notre actualité, sourcée dans la culture mondiale ancienne et actuelle, une actualité qu’elle analyse avec le regard féministe et anti-capitaliste qui est le sien.

mad meg invente des mondes miroirs du nôtre, lourds de sens et de symboles, des miroirs déformants où reconnaître nos multiples visages, même ceux que nous préférons ignorer. Ses toiles sont de grandes cartes imaginaires où l’espace le dispute à l’histoire, où une question dérangeante émerge à chaque détail, où vous pouvez vous perdre comme dans un tableau de Bosch ou de Brueghel.

Elle nous a confié son œuvre La Machine, une métaphore de la crise de l’accueil de la migration en Europe. Cette œuvre pose un cadre large, celui du contexte d’émergence de cette crise (les discours populistes) et de sa mise en œuvre (la répression et le traitement administratif kafkaïen de la migration). Mais elle interroge aussi la dimension humaine du phénomène en montrant les destinées des individus qui se retrouvent pris au piège de ce dispositif infernal.

On voyage dans ses univers comme dans une carte, allant de surprise en irritation, un peu moins ignorant·e après s’être confronté·e à son travail.

 

 

Contenu du texte déplié

Alors, je m'appelle Nepthys Zwer, je suis historienne, j'ai commencé à travailler sur l'isotype, qui est un système de représentation par pictogramme de données statistiques développé par Marie Reidemeister et Otto Neurath entre les deux guerres à Vienne, avec un propos, une intention politique sous-jacente, c'était représenter ce qui se passe sur le plan économique et social dans l'espace, le montrer sur des panneaux, soumettre ces panneaux au public qui viendra les discuter. Et bien sûr, comme toute activité économique ou sociale se déploie dans l'espace, ces représentations comportaient énormément de cartes, ainsi, j'en suis venue à la cartographie, j'ai intégré le groupe de recherche indépendant Vision Carto, qui publie énormément de contre-cartographie, mais aussi de cartographie sensible et tout ce qui peut de loin ou de près correspondre à une représentation graphique d'un phénomène spatial. Alors, le terme de contre-cartographie a été forgé par Nancy Peluso, c'est une façon de dire que la carte qui a toujours servi les pouvoirs en l'espace, qui est quelque chose d'institutionnel, peut aussi s'en émanciper dans ses moyens, c'est-à-dire partir d'autres intentions, traiter d'autres sujets, se financer autrement, se diffuser autrement et représenter des thématiques peu abordées, voire occultées. Je prends l'exemple d'un quartier informel. Sur les cartes officielles, ce quartier informel sera soit une forêt, comme nous l'avons sur une des cartes de Kibera ici, cette zone n'existe pas, donc il n'y a pas d'être humain, donc on n'a pas besoin d'investir dans une infrastructure correcte, ne serait-ce que le tout à l'égout. Donc, c'est soit une forêt, soit un point noir ou un point gris et la contre-cartographie va s'ingénier à montrer toute la vie qui s'y déploie et tous les besoins afférents des populations. Donc, le terme de contre-cartographie, c'est un générique, en fait, qui ressemble des choses que l'on nuance parfois, cartographie radicale, cartographie critique, qui ont une origine historique, c'est-à-dire que vous avez deux géographes aux États-Unis dans les années 70, David Harvey et William Bungie, avec Gwendolyn Warren, qui estiment faire de la géographie radicale ou critique, c'est-à-dire une géographie qui va s'émanciper du cadre officiel, du cadre universitaire et traiter d'autres sujets. Mais en fait, cette cartographie, elle a certainement toujours existé. Le besoin de représentation cartographique, il est propre à l'être humain. Nous avons des cartes dans nos têtes, nous nous déplaçons dans ces cartes schématiques que nous reproduisons inconsciemment et donc le pas, le pas qui consisterait à le transposer sur le plan d'une carte, la carte c'est un moyen de communication, il est tout petit en fait et on a toujours représenté le monde vu d'en gros, pour des besoins de déplacement, pour des besoins cadastraux, pour des besoins d'appropriation à un certain moment. Toute la colonisation a été possible parce qu'un jour sur des cartes ou après des traités de paix, on a tracé des traits qui ont délimité le territoire et déclaré des possessions et on conçoit tout l'artifice de la chose et qui faisait fi de la façon de vivre l'espace qui est la vôtre, la mienne. Si vous prenez une carte topographique, elle va dessiner la forme des continents, elle va dessiner les frontières administratives, une rivière deviendra une frontière, une rivière n'est jamais une frontière, une rivière c'est une interface où l'échange économique sera particulièrement dense. Voilà donc la contre-cartographie, cartographie radicale, cartographie critique, cartographie alternative, elle va montrer autre chose et surtout elle embarque dans la conception des non cartographes mais des personnes concernées qui ont l'expérience empirique du terrain et concernées par la problématique donc ils vont apporter une information qui n'existe nulle part sur les cartes officielles. Voilà alors ceci n'est pas un Atlas, tout petit livre qui en fait est la petite sœur, nous l'appelons la petite sœur du Tina, Tina this is not an Atlas qui a apparu en 2018 en langue anglaise chez l'éditeur Transcript en Allemagne qui lui recensait 40 expériences de contre-cartographie dans le monde, c'est un très gros ouvrage qui est ici dans la vitrine et nous avons choisi avec les éditions du commun et Benjamin Root un beaucoup plus petit format c'est à dire la moitié des contributions, 19 contributions plus de contributions de chercheuses et chercheurs français parce que c'est un quand j'assiste au lancement de this is not an Atlas à Berlin en 2018 je me dis immédiatement mais cet ouvrage doit paraître en français, Passe la crise du corona et pendant une année j'écris un autre livre qui est le livre de l'approche épistémologique de la cartographie cartographie radicale exploration donc quelque part on a brouillé les pistes les exemples sont venus avant la théorie après mais à présent on se rattrape donc avec ce livre donc lui il va recenser des exemples Donc on a des cartes qui localisent l'endroit comme dans l'autre où se trouve où ont lieu ces projets de chercheuses et chercheurs et de citoyennes et citoyens il en a sur la terre entière il était bon de le découvrir à l'occasion de ses publications et ces projets sont tous expliqués comment avons-nous procédé comment est-ce que les populations locales autochtones je pense au par exemple ont été invités à faire la carte la carte mentale de leur expérience de l'espace ces personnes savent où se trouve la végétation ce qu'on en fait comment on exploite la terre comme quelle est quelle est la faune locale ce que vous ne trouverez pas non plus sur des cartes officielles mais cette information ensuite elle va permettre d'établir des cartes très utiles pour l'aménagement du territoire donc il ne s'agit pas de cartographie qui va venir contester quelque chose c'est une cartographie presque complémentaire et nourrit nourrit d'une information essentielle celle de l'expérience vécue des gens ces cartes ensuite on va envoyer les gens sur le terrain on leur apprend à utiliser la géomatique à se servir d'un gps pour localiser l'information la géo référencé établir des cartes plus conformes peut-être aux attentes de notre de nos représentations de ce qu'est la cartographie très sérieuse très scientifique à base à base de données vérifiées etc mais ces cartes elles vont pouvoir servir devant les tribunaux à montrer que l'usage d'un espace si vous faites passer un pipeline au milieu d'un village au fin fond de du brésil le jour où il y aura une fuite c'est tout le village qui sera impacté etc etc et ça repose bien sûr sur la la preuve la preuve fournie par la carte d'un usage de l'espace que ce soit pour la récolte ou la pêche ou des pratiques culturelles aussi aux religieuses voilà donc le livre représente ce type d'exemple mais comme ça se passe sur la terre entière vous avez des problématiques très très différentes ici pour cette exposition on part de la question de la mobilité qu'est ce que cela signifie pour nous être humain d'être mobile sur terre que vous soyez migrante et que vous ressentiez le besoin de représenter votre parcours de la migration au niveau humain c'est à dire fi des flèches de contexte qui montre une invasion possible à partir de flèches acérées pointées sur l'europe mais là on a ce qu'est vraiment la migration c'est à dire quelque chose qui qui se pratique sur des années et des années parce que plus vous serez repoussés et bien plus vous devrez déployer d'efforts pour revenir et ce sera à votre avec votre sensibilité avec des contre narratifs aussi des contre narrations comment représenter la migration et là il y a un isotype un isotype qui montre que l'humanité est toujours migrante a toujours été migrante que les flux vont à droite et à gauche et par exemple nous aujourd'hui on peut se dire mais nous les occidentaux riches et munis de visa qui nous permettent d'aller sur la terre entière nous nous migrons même et certains iront et certains iront passer leur retraite dans des pays pauvres nous avons ce droit pourquoi dénions-nous le droit aux autres donc on a ce thème de la migration c'est qui peut être représenté de façon très très différente on a une oeuvre de madmeg qui reprend une immense oeuvre de l'artiste madmeg qui reprend le thème du radeau de la méduse et le transpose à la migration avec toute une narration une contextualisation idoine ensuite si vous migrez bah c'est pour vous arrêter quelque part c'est pour vivre quelque part pour vivre décemment à l'endroit que vous aurez choisi et on a par ici ici par exemple les cartes des effets de airbnb à san francisco alors il y a des cartels qui expliquent bien pourquoi on a la emp à san francisco a lancé ce projet c'est tout simplement qu'on constate donc cette cartographie elle va pouvoir de permettre de faire des recuts de coupements et de montrer des corrélations on constate que là où airbnb se déploie où il y a le plus d'offres les loyers montent et les gens quittent les centres historiques des villes où normalement le il était encore possible de se loger on constate ce phénomène sur la terre entière donc on a la problématique des spoliations de territoire du logement on a ici une une collection d'images de de matthieu noucher donc chercheurs sur la guianne qui lui a collecté toutes les façons de représenter par des cartes les enjeux qui se déroulent en guianne entre les populations et les grandes multinationales d'extraction minière donc on a des combats les gens se sont rendus compte que la la représentation graphique par la carte elle permettait elle était extrêmement puissante la carte elle est puissante par nature ce que j'explique dans le deuxième livre c'est scientifiquement elle est plus ou moins j'ai essayé d'expliquer tous les tous les moments où vous votre objectivité elle elle s'immisait dans le travail de production dans le geste cartographique et tous les paramètres qui font qu'une carte produite est diffusée médiatisée elle a été fait avec une intention avec un propos qui est toujours politique et il faut toujours garder ça à l'esprit on a des thèmes très proche très proche de la question d'habiter c'est les communs les communs c'est quoi c'est tout ce dont nous avons besoin pour vivre et que ce soit l'eau et on le sait en ce moment avec les luttes pour préserver quelque chose qui est un bien commun c'est à dire l'eau qui n'a aucune façon n'a le droit d'être privatisée et qui se trouve confronté à une répression inhumaine et incompréhensible l'eau nous appartient notre espace de vie nous appartient et ici vous avez une carte de mon collègue Philippe qui montre comment les aéroports ont été accaparés par le commerce des duty free shop vous avez le commun ça concerne aussi l'histoire qui qui construit notre paysage informationnel qui construit notre mémoire qui va contribuer à la constitution même à la construction bien sûr d'une mémoire locale et on a l'exemple de où les populations ont conçu l'histoire par la racine de leur de leur petite ville donc on a tous ces communs qu'on va dont on va déjà montrer l'existent et réclamer la réappropriation par la carte et bien sûr ça concerne énormément de problématiques en amérique du sud où les gens sont privés de leur espace de vie donc on a beaucoup de Philippine notamment au Bangladesh en Inde où les gens visibilisent leur leur quartier informel on discute beaucoup de la terminologie bien sûr parce que là on a des traductions de traductions de traductions et chaque culture a une définition précise d'un terme comme indigène autochtone bidonville slum favela quartier informel et donc les autochtones sont très présents parce que c'est aussi un endroit où a émergé le cours à la cartographie en tant que pour l'administration de la preuve d'un vécu et on a aussi et c'est une part très importante pour moi en tant que féministe radicale même si je mets des guillemets parce que ce terme signifie aujourd'hui autre chose je lui attribue un autre sens c'est la question de la représentation des femmes les femmes sont éliminées des cartes les femmes n'existent pas dans les cartes les femmes ne signent pas les cartes les femmes sont dans des collectifs puisque le propre de l'être humain c'est quand même d'être un collectif et du leur nom n'est nulle part on a quelques stars de la cartographie et de la géographie on n'a pas de femmes et en tant qu'objets de représentation les femmes n'existent pas on représentera l'espace public tel que les hommes le conçoivent et le vivent et très peu les femmes donc on a des cartes qui montrent le harcèlement sexuel de rue en égypte on a des cartes qui montrent la l'expérience de l'espace de femmes marocaines ils ont leur très petit espace à partir de tissus donc toute la question de la sémiologie adoptée est aussi très très importante on va pas forcément faire du numérique on va faire du sensible avec des outils sensibles mais on ne refusera pas le numérique donc on a par exemple la carte de watch the med et alarm phone qui sont des plateformes donc les plateformes ça permet quoi une carte numérique sur une plateforme vous allez pouvoir la renseigner à ras map les gens peuvent faire des signalements de harcèlement sexuel eux-mêmes et elles-mêmes ce qui évite d'aller avoir à déposer plainte devant un policier va libérer la parole et va surtout stigmatiser la personne qui dans l'espace public a commis un crime ou un acte délictueux voilà donc ces cartes elles peuvent être disséminées partout ce qui est merveilleux c'est de retrouver ces cartes en grand format monsieur un livre c'est pratique vous l'emmenez partout surtout celui-ci il est il comporte un fanzine le guide de la cartographie collective et critique j'espère qu'il est qu'il sera beaucoup utilisé tout est en ligne est disponible pour tout le monde parce que même si le livre n'est pas cher je pense que tout le monde doit avoir accès à la connaissance il ne doit pas y avoir de copyright et ces cartes ici en grand format elles sont bien sûr mises en valeur mais surtout elles se retrouvent à l'université dans un lieu où se construit la connaissance et il est bon d'avoir cette ses contre narration par rapport à quelque chose que vous enseignerez façon top down c'est à dire la géomatique comment faire des cartes comment comment adopter toute la sémiologie développée depuis des décennies et décennies pour qu'elle soit compréhensible partout mais on se rend compte que si on veut décolonialiser nos discours et bien nous décolonialisons aussi cette cette façon de concevoir l'espace et de le représenter or ici justement chaque carte est une contre narration ou un contre narratif un contre récit un récit barricade justement même si on peut beaucoup discuter sur ce terme de ce terme et ici nous invitons les gens à les regarder à en discuter et à faire émerger à partir d'arguments ici nous présentons des arguments à faire émerger une discussion c'est ça son objectif et donc ici elles sont on peut passer beaucoup de temps les cartels résument le propos et suggèrent des pistes de réflexion et de discussion l'idée c'est que le savoir il va être construit avec la prise en compte de toutes ces voies le savoir il est chorale en fait il y a plusieurs façons de concevoir l'espace de le dire de de le vivre bien sûr de le dire et de le partager la carte est un médium elle doit être partagée et c'est pour cela que cette exposition est destinée à quitter Reine 2 à un moment donné où j'espère que beaucoup d'étudiantes et étudiants se diront ah mais je vais faire de la cartographie de la contre cartographie moi aussi et se poseront des questions sur nos usages de l'espace c'est ça l'objectif aussi et ayant quitté Reine 2 où elle est dans un écran incroyable ici à la chambre claire et circulera dans toute la France donc il y a des demandes d'exposition à marier avec des rencontres un peu partout jusqu'à Berlin à présent donc elle va beaucoup bouger et son objectif et l'idée c'est de c'est un cadeau en fait c'est de donner de donner ce que nous nous sommes des centaines à avoir travaillé sur ces projets et de leurs conceptions à leur mise en forme et c'est de disséminer l'idée que la carte c'est un outil c'est un outil à destination de la société civile qui doit se l'approprier et


1. Doreen Massey, « A Global Sense of Place » [1991] dans id., Space, Place and Gender [1994], Cambridge, Polity Press, 1998, p. 146-156.

2. Voir Nepthys Zwer, « Was Karten können. War Otto Neurath ein radikaler Kartograf ? », avec Philippe Rekacewicz, dans Gernot Waldner (dir.), Die Konturen der Welt. Geschichte und Gegenwart visuelle Bildung nach Otto Neurath, Vienne et Berlin, Mandelbaum Verlag, 2021, p. 177-216.

3. Voir Nepthys Zwer, L’ingénierie sociale d’Otto Neurath, Rennes et Le Havre, PURH, 2018.

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