Treuzkas : le collectage, “l’acte fondateur des musiques traditionnelles”

Le 10 novembre 2022, les rencontres Treuzkas reviennent sur le campus Villejean pour une 4e édition consacrée au collectage, une pratique inhérente aux musiques traditionnelles bretonnes, qui soulève de nombreux enjeux autour de la création artistique. Rencontre avec Emmanuel Parent, maître de conférences en musiques actuelles et ethnomusicologie, responsable scientifique de l’événement pour l’Université Rennes 2.

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Bannière Treuzkas

Que signifie "Treuzkas" ?

Cela veut dire “transmettre” en breton. C’est le mot que nous avons choisi pour cette manifestation biennale sur les musiques traditionnelles bretonnes, que nous organisons depuis 2014 avec le département musicologie de l’Université Rennes 2, Le Pont Supérieur, établissemenétablissement d’enseignement supérieur spectacle vivant, et l’association Dastum qui œuvre pour la sauvegarde et la diffusion du patrimoine oral  de l’ensemble de la Bretagne. La transmission est l’idée centrale de ces rencontres, une idée profondément liée aux musiques traditionnelles.

Qu’entend-on exactement par “musiques traditionnelles” ?

On les définit grâce à plusieurs éléments. L’oralité premièrement, et le territoire : la Bretagne est une région où le fonds patrimonial enregistré est très riche – Dastum met à disposition du public entre 8000 et 9000 heures d’archives sonores, et possède le même volume en attente de traitement (numérisation, etc.). Elles proviennent aussi d’un répertoire ancien, d’une époque précédant la révolution industrielle et l’arrivée de la radio et du disque ; on pourrait naïvement penser qu’elles s’opposent donc aux musiques actuelles nées de l’industrialisation, et aux musiques classiques. Mais toute pratique culturelle est soumise à l’histoire et il existe aujourd’hui un consensus autour du fait que les musiques traditionnelles qui sont jouées aujourd’hui ont été réinventées dans les années 1960. C’est un moment de contre-culture, où s’expriment des valeurs de résistance à la modernité, au capitalisme, à la standardisation… Avec des dynamiques de revendications de l’identité bretonne. Du côté des instruments, les musiques traditionnelles renvoient essentiellement au chant, au couple biniou-bombarde et à des instruments modernes - le violon, la clarinette, la cornemuse écossaise, etc.

 

Pouvez-vous nous en dire plus sur le projet de recherche [Re]sources & [Re]création ?

C’est un projet porté par Le Pont Supérieur, soutenu par le ministère de la Culture dans le cadre de la recherche artistique, qui associe les musiciens et musiciennes non pas comme observé·e·s mais comme co-créateurs et co-créatrices de la recherche. Il y a donc une dimension expérimentale. Nous entendrons lors de la journée des performances d’étudiant·e·s ou ancien·ne·s étudiant·e·s du Pont Supérieur devenu·e·s artistes. Ce projet pose la question de la place de la création dans les musiques traditionnelles, et par là-même, de la manière dont elles vivent aujourd’hui. Il entend croiser et faire se rencontrer sur cette notion différents points de vue de mondes parfois étanches : les enseignant·e·s et leurs apprenant·e·s, les intermittent·e·s du spectacle, les collecteur·se·s, et les universitaires.

Qu’est-ce que le “collectage”, thématique de cette édition ?

C’est l’acte fondateur de « l’invention moderne » des musiques traditionnelles : il s’agit de faire passer cette connaissance orale à un statut fixé, d’abord par l’écrit - au XIXe siècle, on collectait en écrivant les mélodies et les textes -, puis par l'enregistrement à partir des années 1960 avec l’arrivée de la bande magnétique. Ce collectage s’est accéléré dans cet élan de contre-culture dont nous avons parlé, mais aussi parce que les détenteurs et détentrices de ces musiques étaient en train de disparaître et qu’il y avait une urgence à enregistrer leur mémoire. Des amateurs et amatrices passionné·e·s sont donc allé·e·s directement chez ces personnes enregistrer ce fonds patrimonial. La journée d’études va donc poser la question du collectage comme source de collection ou de création, avec l’hypothèse que la personne qui collecte est un médiateur ou une médiatrice, c’est-à-dire qu’elle transforme aussi l’objet par son geste. Elle fait, par exemple, des choix en lien avec les enjeux politiques de son époque - ce sera l’objet d’une table-ronde : qu’est-ce qui motive et guide les artistes dans leur travail sur les sources ? Nous discuterons de divers enjeux avec cette idée de faire se frotter différents univers : culture afro-américaine avec l’artiste noire irlando-américaine Rhiannon Giddens, féminisme avec Ma Petite, exploratrice du chant traditionnel poitevin, etc. La deuxième partie de la journée sera spécifiquement centrée sur la démarche de collectage, ce qu’elle apporte aux artistes et aux chercheur·e·s. À travers une conférence d’Eva Guillorel tout d’abord, sur un travail de collectage de collecteur et une création artistique associée, puis à travers une table ronde autour de parcours d’artistes-chercheur·e·s, et de chercheur·e·s artistes, de Moriarty à la Sorbonne. Nous avons également la chance de recevoir Rosemary Standley, célèbre pour son projet Moriarty, qui présentera avec son père Coal Miners Songs, un répertoire de chants nés dans les mines de charbon aux États-Unis, une commande du Louvre-Lens, programmée pour la première fois à l'occasion de Treuzkas par le service culturel de l’Université Rennes 2.